(Photo: Oliver Rossi/Getty Images)

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Méditez tous les matins si ça vous chante. Tenez un carnet de gratitude, cultivez la pensée positive, suivez tous les conseils qu’on vous prodigue pour devenir plus heureux. Sachez cependant que si vous vivez au Québec, vous avez une longueur d’avance sur l’ensemble des Terriens.

Car les Québécois sont parmi les champions planétaires du bonheur. Ils sont plus heureux que les autres Canadiens, davantage que les Américains, les Britanniques et les Français, plus même que les Norvégiens, les Suédois et les Finlandais. Un seul pays peut se vanter d’avoir des habitants qui se disent plus ravis que les Québécois : le Danemark.


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L’économiste Christopher Barrington-Leigh, professeur à l’Université McGill, a été l’un des premiers à le découvrir. Dans un article publié en 2014, le chercheur a repris le classement international du bonheur établi sur la base d’une vaste enquête de la maison Gallup, et il y a inséré les données de Statistique Canada concernant le Québec : la province est ressortie deuxième au monde. «Ce qui est stupéfiant, c’est que le Québec était auparavant beaucoup moins heureux que le reste du Canada, souligne-t-il. Sa progression a été d’une ampleur remarquable.» Cette curieuse fièvre atteint tous les segments de la population : hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, urbains et ruraux, francophones et non-francophones.

Bonheur exergue1Le Québec ? Cette société que l’on dit stagnante et frileuse, écrasée par sa dette publique, ce peuple vieillissant et à moitié analphabète, perpétuellement indécis sur sa destinée politique, ce royaume des nids-de-poule, des taxes, de la corruption, du décrochage, de l’attente aux urgences, ce Québec-là, un leader mondial de la félicité ? Eh bien, oui.

Le palmarès des agglomérations canadiennes les plus heureuses, publié l’an dernier par Statistique Canada, est dominé par des villes québécoises. Cinq municipalités dans le top 10 sont situées au Québec, dont Saguenay et Trois-Rivières, aux 1er et 2e rangs. Même Montréal, aussi dense et congestionnée soit-elle, arrive 12e sur les 33 villes sondées, alors que les deux métropoles comparables, Toronto et Vancouver, finissent bonnes dernières.

Et ce n’est pas tout ! Selon l’agence fédérale, en 2014, 74 % des Québécois se sentaient en très bonne ou en excellente santé mentale, ce qui les place, là encore, devant les résidants de toutes les autres provinces et territoires.

Dire qu’ils battaient des records de suicide il n’y a pas si longtemps… Quoique le Québec figure encore parmi les 10 nations industrialisées où les gens sont les plus nombreux à mettre fin à leurs jours, la situation s’est considérablement améliorée ces dernières années, si bien que le taux de suicide n’a jamais été aussi faible en 35 ans, selon l’Institut national de santé publique.

Qu’est-ce qui se trame donc sur ces «quelques arpents de neige» pour inspirer une telle béatitude… ou est-ce du déni, de l’aveuglement ? Des chercheurs de tous les horizons ont tenté de percer l’énigme.

Le bonheur n’est plus un sujet réservé aux psys et aux gourous ; c’est devenu une affaire d’État. Aux yeux de certains spécialistes, cette dimension toute subjective est un bien meilleur baromètre que le PIB ou d’autres indices économiques pour évaluer les bienfaits et les coûts des décisions gouvernementales. «Le bonheur devrait être l’objectif premier des politiques publiques. Ça englobe tout ce qui compte pour les gens dans une seule mesure», affirme l’économiste de renommée internationale John Helliwell, professeur émérite à l’Université de la Colombie-Britannique. De plus en plus de gouvernements commencent à en tenir compte dans l’élabo­ration de leurs politiques. L’OCDE insiste pour que ses États membres le mesurent à intervalles réguliers et a publié une marche à suivre pour ce faire en 2013. Quatre pays — le Bhoutan, les Émirats arabes unis, l’Équateur et le Venezuela — ont même nommé des ministres du bonheur.

L’écrasante majorité des Québécois voient la chose d’un bon œil : selon un sondage CROP-L’actualité réalisé en novembre dernier, 97 % d’entre eux trou­vent que les gouvernements devraient se préoccuper de l’effet de leurs décisions sur le bonheur.

(Photo: Paul Bradbury/Getty Images)

(Photo: Paul Bradbury/Getty Images)

Les habitants de ce coin-ci de l’Amérique ont une bonne humeur décontractée, une propension telle au rire qu’ils ont fait de l’humour leur principale industrie culturelle. Mais le sentiment dont il est question ici ne se résume pas à cette gaieté de surface. La mesure généralement acceptée est la satisfaction à l’égard de la vie : le sentiment profond d’avoir dans l’ensemble une bonne vie. On la jauge à l’aide de questionnaires qui demandent aux gens de dire s’ils sont satisfaits ou non de leur vie en général, ou encore d’évaluer, sur une échelle de 0 à 10, si leur existence correspond à la pire ou à la meilleure vie possible pour eux.

Il va de soi que pour être à ce point comblé, mieux vaut vivre à l’abri des bombes, de la dictature, de la faim et de la maladie. Personne ne s’étonnera que les premières places soient monopolisées par des démocraties occidentales prospères, comme le confirme le plus récent Rapport mondial sur le bonheur, paru en mars. Mais quand on examine le classement de plus près, on voit que la géographie du bonheur n’obéit pas à ces seules évidences. Les Mexicains, par exemple, au 21e rang, sont plus satisfaits de leur vie que les Français, au 32e. Les puissants États-Uniens, 13e, font à peine mieux que les modestes Costaricains et Portoricains, respectivement 14e et 15e. Le Brésil (17e) surpasse le riche Royaume-Uni (23e), qui lui-même devance tout juste l’humble Chili (24e) et le Panamá (25e). Le Japon, malgré ses luxes matériels et sa quasi-absence de chômage, croupit loin derrière, au 53e rang.


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Cet imposant rapport, publié par les Nations unies, est préparé par des experts, dont le Canadien John Helliwell, sur la base du sondage mondial de Gallup, mené annuellement dans plus de 150 États. Les auteurs calculent que la richesse des nations permet d’expliquer moins de 30 % de l’écart entre les plus heureuses et les plus misérables.

Le bonheur des Québécois dépasse celui de sociétés beaucoup plus prospères. Si on le compare aux 34 pays membres de l’OCDE, le Québec se classe au milieu du peloton pour son revenu disponible et son PIB par habitant. Or, au-delà du seuil assurant un certain confort, accumuler de la richesse supplémentaire n’a plus grand effet sur le bien-être d’une population. Ce qui compte davantage, c’est la manière dont cette richesse est répartie.

Le Québec est l’endroit en Amérique du Nord où les inégalités économiques sont les moins prononcées. Le fossé entre riches et pauvres s’y est certes creusé depuis quelques décennies, mais moins qu’ailleurs sur le continent, en grande partie grâce à l’effet compensateur de ses impôts et de ses paiements de transfert. Et alors ? C’est bien plus difficile de se satisfaire de ce qu’on possède si on côtoie quotidiennement plus nanti que soi. «L’inégalité divise, elle est socialement corrosive», dit l’épidémiologiste anglais Richard Wilkinson. Dans l’influent essai qu’il a cosigné avec Kate Pickett,L’égalité, c’est mieux : Pourquoi les écarts de richesses ruinent nos sociétés, il a montré que les sociétés égalitaires sont plus saines, d’après une foule d’indicateurs qui vont de l’espérance de vie à la criminalité en passant par la santé mentale, la condition des femmes et l’obésité. «L’inégalité accentue notre sensibilité aux comparaisons sociales, explique-t-il. Paraître inférieur aux yeux d’autrui compte parmi les pires sources de stress pour un être humain. Quand les écarts de revenus sont grands, on est constamment jugé en fonction de l’argent qu’on fait, du rang qu’on occupe dans la hiérarchie. C’est très douloureux.»

Bonheur exergue

Tout le monde n’est pas fou de ce culte de l’égalité, qui prend parfois au Québec la forme d’un rouleau compresseur. Quiconque affiche son succès, son fric ou son vocabulaire avec trop d’osten­tation risque de se faire traiter de «péteux de broue» ou de Jos Connaissant.

Le Québec a néanmoins eu l’effet d’une grande bouffée d’air sur Helen Faradji, Française d’origine qui a refait sa vie à Montréal au début de la vingtaine. C’est là qu’elle a trouvé la liberté de se réinventer critique de cinéma après des études en droit et en sciences politi­ques. «En France, on ose moins de choses. Parce qu’il y a un tel poids historique, culturel, qu’on se dit : je vais passer après Molière, pourquoi j’essaierais ? dit l’auteure de 38 ans. Alors qu’ici, j’avais l’impression que tout était possible. Qu’il suffisait d’avoir les idées, la débrouillardise. La liberté qu’on te donne, le sentiment d’être moins jugé sur des choses comme ton nom de famille, ton allure, la couleur de ta peau, ça donne l’impression que, qui que tu sois, d’où que tu viennes, quel que soit ton parcours, tu peux réussir à te faire une place ici.»

Dix-sept ans après qu’elle a fait le saut, certaines choses lui manquent encore de sa terre natale — la place beaucoup plus centrale qu’y occupent la culture et les débats d’idées, par exemple. Mais les douceurs de sa terre d’adoption la retiennent. «Montréal, ce n’est pas la ville la plus belle du monde. Mais, à côté de ça, tu découvres le plaisir d’avoir de la place pour marcher sur les trottoirs, un parc à chaque coin de rue, une vie plus relax, moins pressée. Je me suis aussi toujours sentie beaucoup plus en sécurité. Toutes ces choses, mises bout à bout, font que c’est plus facile d’être heureux ici.» Le Québec enregistre le plus bas taux d’agression de l’OCDE, il est deuxième pour le meilleur état de santé, et quatrième pour la plus faible proportion d’employés qui travaillent de longues heures, selon des données compilées en 2012 par le CIRANO. Véritablement, il fait bon y vivre.

La France est l’un des deux ou trois pays qui envoient le plus grand nombre d’immigrants au Québec depuis quelques années. À leur arrivée, un petit miracle se produit : la sérénité de leur société d’accueil déteint sur eux, effaçant bientôt la morosité qu’ils traînaient dans leurs bagages. En seulement 10 ans, les immigrants d’origine française voient leur satisfaction à l’égard de la vie progresser de plus d’un point, indique une enquête de Statistique Canada parue en 2014. Un point, c’est la différence entre la 1re et la 29e place sur l’échelle mondiale du bonheur. Il en va de même pour les exilés de la plupart des pays : après une décennie, leur degré de satisfaction ressemble davantage à celui des gens nés au Canada qu’à celui de leur lieu d’origine.